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  • Annabelle Bindl

Les tabous sur le corps entravent la construction personnelle et créent des insécurités


corps nu griffé

Martina Matencio



Et si vos parents vous avaient parlé du sexe avec aussi peu de gêne que lorsqu'on parle d'une oreille ou d'un coude? Et si on arrêtait de considérer que l'esprit est plus noble que le corps ? Et si on écoutait plus nos sensations et nos plaisirs quels qu'ils soient ?


C'est en partant du constat que le sexe est souvent évoqué avec un rire gêné, que la nudité est presque toujours associée à la sexualité, et que beaucoup de jeunes arrivent à l'âge adulte en ayant l'impression de ne pas connaître leur corps en général, que j'ai décidé d'enquêter et de comprendre comment les non-dits se répercutent de génération en génération et engluent les individus dans des insécurités tenaces.


Par tabous sur le corps, je parle principalement du sexe, car c'est le premier canalisateur de tabous sur le corps, mais ce n'est pas le seul. Aussi, en général, nous avons tendance à rejeter dans le silence tout ce qui nous paraît trop animal, ou tout ce qui « dépasse ».

A savoir que le plaisir, en général et pas forcément sexuel, est souvent vu avec méfiance et gêne : on veut contenir le corps pour que l'esprit ait toujours le dessus, et donc éloigner l'homme de sa part animale. A tel point qu'on relègue le corps et ses capacités si vastes et bénéfiques en second plan. On veut ignorer tout ce qui dépasse, soit les corps non lisses, les particularités, et les sécrétions qui sont forcément vues comme sales, alors qu'elles sont juste naturelles.


A travers deux témoignages d'un jeune homme et d'une jeune femme, et grâce aux discours ouverts de youtubeurs et youtubeuses, j'ai analysé les tenants et les aboutissants de ces tabous corporels.



Les youtubeurs Andrew et Clemity Jane se sont réunis pour débattre sur le dialogue autour du sexe sur Youtube. Ils souhaiteraient que tout le monde puisse parler de sexe comme on parlerait d'un téléphone




Vous l'aurez peut-être remarqué dans votre vie personnelle, mais beaucoup de parents évitent de parler de sexe. En faisant cela, ils espèrent garder l'innocence des enfants et les protéger. Ou alors, ils sont simplement eux-mêmes gênés d'en parler.


Le discours de la cigogne qui apporte les nourrissons tend à effacer le « pêché originel » qui cache la naissance de l'enfant, curieux de savoir ce qui l'a amené ici. On le contentera de quelques mots gentillets, tels que le petit oiseau et le coquillage. Et comme les cachotteries et les gênes s'entassent, on évitera que les bambins n'aperçoivent en aucun cas des corps nus, et autres protections périodiques, préservatifs, ou parfois même simples sous-vêtements. Après tout, la vie se chargera de leur faire découvrir cela.


Leïla*, 20 ans, me confie qu'elle a toujours ressenti des tabous dans sa famille : « le sexe a toujours été plutôt tabou, sauf avec mon père qui oscillait entre blagues beaufs et pudibonderie. La première discussion sur le sexe, je l'ai eu avec mon père vers 12-13 ans qui m'a expliqué en des termes plutôt distants le sexe et la vie. Mais jamais dans ma famille je n'ai entendu le mot "masturbation" et je ne l'ai appris que grâce à American Pie et autres racontars des cours de collège et lycée. » .


Leïla, mais aussi Timothée*, également âgé de 20 ans, m'ont tous deux expliqué que leur éducation n'est pas seulement passée par les mots. Les parents, premier modèle de couple pour un enfant, adoptent des attitudes qui influenceront l'enfant dans sa gestuelle et son rapport au corps des autres. Leïla parle d' « un modèle de couple conflictuel et peu démonstratif » quand Timothée raconte que ses « parents ont toujours été distants, pas seulement dans le rapport au corps, mais aussi on ne s'est jamais dit ''Je t'aime'', on n'exprime pas ses émotions dans ma famille. Du coup, on ne parle pas du corps. Parfois, mon père va faire quelques blagues quand je ramène une fille, ma mère en fait beaucoup moins. » .


Éviter de parler de sexe et ne pas être trop démonstratifs : ces choix qu'ont faits leurs parents ont encore des répercussions sur leur vie. Leïla a l'impression d'être en constante découverte de son corps, ce qui lui « pose toujours un certain problème [et la] met parfois dans des situations plutôt difficiles ». Timothée, lui, a plus de mal dans ses relations de couple et aurait souhaité avoir une éducation amoureuse, pour comprendre comment agir. Il a eu des modèles de relations amicales, familiales, mais pas amoureuses. « Aujourd'hui je vois que j'ai du mal avec mes sentiments. J'ai du mal à dire ce que je ressens, à laisser mes sentiments me dominer. J'ai besoin de me contrôler, et je ne veux pas m'effondrer parce que je me dis qu'il y a tant de personnes qui vivent des situations pires dans la vie. »



Dans cette vidéo, la youtubeuse Clemity Jane explique aux côtés de sa mère qu'il est important de familiariser l'enfant avec son corps, afin qu'il puisse le connaître et l'apprécier. Sa mère souligne qu'un enfant que l'on câline et à qui on fait des massages sera plus à l'aise avec son corps en grandissant.

Par ailleurs, elles estiment qu'il faudrait avoir un discours libéré sur le sexe avec son enfant. Sans le brusquer, il faut pouvoir en parler sans gêne et tendre des perches pour éveiller sa curiosité.




La mère de la youtubeuse Clemity Jane a été psychologue. Elle a analysé qu'un enfant que l'on câline et à qui on fait des massages sera plus à l'aise avec son corps en grandissant. Timothée regrette « on ne se fait jamais de câlins, on n'est pas très proches. Je me souviens que la première fois que j'ai dormi chez un pote, il faisait la bise à sa mère le matin et ça m'avait choqué. Forcément je me suis comparé et j'ai ressenti un manque. Et finalement, aujourd'hui je vais aller beaucoup vers les autres et rechercher le contact pour compenser le manque, mais pourtant dans l'autre sens je ne suis pas très tactile et je n'aime pas beaucoup quand ce sont les gens qui viennent vers moi. » .


La diversité des corps reste également un sujet peu abordé dans l'éducation. L'enfant peut voir les différences entre une grand-mère plus vieille, un oncle plus gros, mais tout ce qui dérange sur le corps est caché. L'enfant va intégrer petit à petit la honte de ce qui ne rentre pas dans les cases, de ce qu'on lui reproche et qui fait sujet de moqueries. Il va se tourner pour se moucher, être gêné quand il aura les cheveux gras, utiliser des anti-transpirant pour contenir son corps, le limiter, ne rien laisser dépasser. « Mon père a toujours mis sur un piédestal le corps mince et athlétique, traquant les rondeurs sur le corps de ma mère ou même sur mon corps, distillant un sentiment assez présent de culpabilité. Je faisais déjà des abdos-fessiers à mes 13 ans alors que j'étais assez mince » avoue Leïla.

Timothée, lui, fait régulièrement du sport par choix : « personnellement, le sport me fait me sentir libre, je me sens mieux dans mon corps, et je suis à l'aise avec lui. Il me permet de mieux me connaître et me comprendre. J'avoue que faire du sport me permet de coller aux modèles sociaux. Mais je pense que la manière de percevoir son corps ou celui des autres dépend de son expérience personnelle face au corps, ainsi que de l'éducation, et du physique que l'on porte. Si ce physique ne correspond pas aux critères sociaux, alors on va se sentir ''différent'' . Mais pour moi le problème vient plutôt du fait que ces critères sociaux sont trop restreints. »




Dans cette vidéo, le youtubeur Tristan Lopin parle de bodyshaming, le fait d'humilier quelqu'un à cause de son apparence physique. Il raconte une expérience où on l'a abordé en lui faisant remarquer sa calvitie naissante. Une des conséquences des tabous sur le corps est le manque de dialogue, qui provoque un manque de connaissance sur les corps, et donc une peur de l'autre qui pousse à juger et critiquer sans comprendre.





L'éducation et les représentations du corps ne sont pas seulement transmises dans le cadre familial. L'échelle familiale et sociétale s'influencent et s'entremêlent, pour créer un ensemble de facteurs qui formeront l'individu à venir.

Au quotidien, le sexe est très présent dans les représentations et les corps nus sont souvent montrés. Beaucoup de pubs sont sexualisés, voire toutes ; on voit toujours des scènes de sexe dans les films et les clips. En fin de compte, il plane une sorte de discours général où l'on estime que l'on doit déjà tout savoir sur le corps et le sexe, puisqu'on en voit partout.

Mais en réalité, la société reste pudique, on relègue les questions corporelles dans la sphère privée et on ne veut pas en parler sérieusement.


Il suffit de considérer l'éducation sexuelle donnée au collège : pour beaucoup, elle reste seulement biologique et scientifique. Si certains intervenants impliqués tentent d'ouvrir le dialogue et d'offrir un rapport au corps serein aux élèves, il faut compter sur ces initiatives personnelles pour voir les choses changer.

Car, avec la loi de 2001, l’Éducation Nationale ne demande que trois séances d'éducation sexuelle. Avec si peu de temps, difficile d'aborder autre chose que l'anatomie, à savoir le ressenti, les pratiques, le consentement, et tout ce qui entoure le simple fait de la procréation. Ce discours pudibond et limité pose également le problème de la normalité : comme s'il n'existait que le modèle hétérosexuel et qu'il fallait le pratiquer de cette seule manière.


En un mot : on parle beaucoup de sexe, mais on en parle mal. C'est le postulat du documentaire A quoi rêvent les jeunes filles? , réalisé par Ovidie, dans lequel elle enquête sur le développement des jeunes filles à l'ère d'Internet.

Heureusement, aujourd'hui il existe des communautés sur le web qui choisissent de parler de corps, ouvertement et sans gêne ni connotation. Mais l'information, il faut aller la chercher, elle est cachée si on ne sait pas où la trouver.


Face à ce vide d'informations, Timothée a fait un choix : « à partir de là je me suis dit, on essaie et puis on voit. Et petit à petit, en parlant avec des amis, avec mes copines, ça s'apprend tout seul. Personnellement, j'ai fait ma première fois avec quelqu'un qui l'avait déjà fait, et en fait je m'en foutais de bien faire, c'était une soirée, j'étais bourré, et je me suis dit ''on va essayer et on verra'' . Pour moi le sexe c'est un dialogue, une communication entre deux personnes. A partir de là ça ne peut que marcher si on écoute son corps » .



Léa Choue explique comment son éducation lui a créé des blocages dont elle n'arrive pas à se défaire alors même qu'elle fait des vidéos sur le sexe




Pour Leïla, avoir un rapport serein avec son corps est moins évident : « jusqu'il y a quelques mois je me moquais complètement de combien j'avais de poils sur mon pubis tant que je me sentais bien […]. Mais je me suis heurtée à plusieurs remarques, et notamment féminines dans mon entourage amical, sur le dégoût que leur inspiraient les poils. De plus, certains mecs n'ont pas arrêté de me remettre cette image négative des poils en pleine figure, en ne voulant pas faire ceci ou cela, comme en punition de ma pilosité. Et j'ai remarqué que beaucoup de nos actes sexuels, du côté féminin du moins, sont marqués par cette empreinte de honte et de culpabilité qui nous restreint, pour les poils mais aussi les règles, la société insiste sur le côté sale de ces phénomènes naturels. C'est comme si nous avions une envie de nous éloigner de l'animal que nous sommes, de nous déconnecter de nos corps, de nos sensations pour ne plus être que des esprits, dissociés complètement du corps. »


A ce propos, Timothée sait qu'il parle en son nom, son genre et son orientation sexuelle. Il me confie que « certaines amies ont beaucoup de mal à oublier leur esprit pour laisser parler leur corps. Je pense que ça vient du fait que les femmes ont plus de contraintes, elles ont plus d'influences visuelles sur ce qu'elles doivent être. Pour les hommes, certes il peut y avoir la peur de l'impuissance, mais ça va dépendre de la confiance en soi. C'est important de savoir lâcher prise. »



*les prénoms ont été modifiés pour respecter l'anonymat des personnes interrogées



Annabelle Bindl

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