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Annabelle Bindl

Post-colonialisme 1 : 60 ans de décolonisation ne suffisent pas

« De toute évidence, la constitution de stéréotypes est la '' pire des choses ''. Mais en même temps nous n'y échappons pas. C'est une vision utopique que de croire qu'un monde, une société, puisse échapper aux stéréotypes » disait Dominique Wolton dans son article Des stéréotypes coloniaux aux regards post-coloniaux : l'indispensable évolution des imaginaires. C'est ici que réside toute la complexité de la question postcoloniale : alors que la décolonisation a été annoncée dans les années 1960, et que tous les Hommes sont considérés comme égaux par l'ONU, les traces de la colonisation continuent à se faire sentir dans les réalités géopolitiques et dans les représentations du monde actuel. Comment effacer des siècles d'esclavagisme et de domination en seulement 60 ans ? Comment peut-on dire que la colonisation s'est entièrement achevée en une date précise ?


L'Histoire n'a jamais été sécable en portions distinctes, l'année 1492 n'a pas signé l'arrêt de mort du Moyen-Age mais celui-ci s'est étendu sur les décennies qui ont suivies. Il en va de même pour le colonialisme : 18 mars 1962, les accords d’Evian, l'Algérie n'est plus française. Est-ce que tout s'est arrêté brusquement ce 18 mars ? En deux articles, PEPA vous propose de se pencher sur la question du post-colonialisme dans le monde actuel.



Harmonia Rosales réinterprète les grands tableaux de l'histoire en changeant les personnages masculins blancs par des femmes noires.

Harmonia Rosales, The creation of God, 2017

Cela fait seulement 60 ans que le monde s'estime « décolonisé », comment peut-on en si peu de temps effacer un passé long de plusieurs siècles ? Comment peut-on se libérer d'une histoire si proche ? Nos esprits sont encore configurés par notre passé, si tant est que la colonisation n'est qu'une affaire du passé.

Peu importe à quel point on croit en l'égalité des peuples, notre vision du monde a été formée dans un pays et à une époque donnée, et avec l'héritage qui en découle.


L'exemple le plus parlant est sans doute celui des programmes scolaires : à quel moment commence-t-on à parler des pays d'Afrique ? A partir de la colonisation. L'esprit de l'enfant intègre alors cette vision : l'Afrique, c'est le continent un peu flou, où tous les pays se ressemblent, et qui est empli de peuples soumis durant des siècles. Comme si, avant la colonisation, l'histoire de l'Afrique n'existait pas. Tout commence à partir de la colonisation. Tout s'arrête au moment de la décolonisation.


A-t-on parlé aux enfants de Thomas Sankara, de Haïlé Sélassié Ier, de Jomo Kenyatta etc., en même temps que de la décolonisation ? Il n'est pas question de retracer toute l'histoire de pays lointains aux élèves français, mais simplement de donner un aspect d'ensemble, un aspect mesuré de cette histoire. Expliquer que ce n'est pas le Général De Gaulle qui dans sa grande bonté a jugé que ces peuples étaient assez matures pour s'autogérer, mais plutôt que les décolonisations sont parties de révoltes initiées au sein même des pays colonisés.


Thomas Sankara

D'une certaine manière, la vision des pays Africains depuis l'Europe est passé du colonialisme au paternalisme : être bons, protecteurs, aider, nourrir. Une nouvelle forme de domination qui se veut positive. Intervient alors la grande question que toute action dans les anciennes colonies doit se poser : doit-on aider au prix de rentrer dans la tutelle paternaliste et prolonger le colonialisme, ou bien doit-on complètement sortir de ces pays anciennement colonisés au risque de fermer les yeux sur de graves situations de crise engendrées après la décolonisation et le passage des européens ?


La décolonisation fut, au contraire, l'occasion de renforcer des liens qui unissaient la France à ses ex-colonies. Si, en 1956, la loi Deferre, permit à ces territoires africains d'accéder à l'autonomie administrative et politique, en contrepartie la France investît financièrement dans les territoires africains plus qu'il n'avait été le cas jusque-là. La France s'allia également à des leaders africains, tel que Félix Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire, pour continuer à avoir accès aux affaires de ses ex-colonies, pour obtenir l'appui d'une quinzaine de pays africains dans les débats de politiques extérieures, ou encore pour avoir accès à des ressources énergétiques telles que le pétrole et l'uranium.


Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette phase qui suivi la décolonisation connu l'expatriation de français en Afrique la plus importante que le continent n'ait jamais connu, d'après les recherches de Jean-Pierre Dozon. Dans l'autre sens, une immigration très importante de main d’œuvre africaine prit place vers la France. C'est également à cette époque qu'un ministère de la Coopération s'installa dans les lieux occupés anciennement par le ministère des Colonies, et qu’un secrétaire général de l'Élysée chargé des Affaires africaines se chargea de maintenir la présence française de manière opaque.


Toutes ces politiques donnent l'impression que la France a longtemps considéré, et considère encore, avoir un droit de regard sur ses anciennes colonies.


Emmanuel Macron et Idriss Déby

Félix Eboué et Charles de Gaulle

Mais aujourd'hui, à l'heure postcoloniale, la domination est surtout économique. Voici en 4 points comment cette mainmise se poursuit au-delà de l'époque coloniale :



1. Des aides attribuées sous conditions


Dès l'annonce de la décolonisation, la France met en place une politique d'aides économiques envers ses anciennes colonies. Or, les pays bénéficiaires sont obligés d'accepter certaines conditions pour continuer à les percevoir. Par exemple, d’après les travaux de Jean-Pierre Dozon, il y a l’obligation d'acheter français ou de recourir à des entreprises et expertises françaises.

D'ailleurs, certains se plaignent du traitement de ces aides, qui en plus de contraindre les pays, ne sont pas utilisées à bon escient : « les institutions qui perçoivent ces mannes financières sont faibles, ou alors, fortement corrompues. De ce fait, les sommes sont facilement détournées pour des projets personnels ou pour la pérennisation de la pratique du pouvoir. Sachant que ces aides sont censées soutenir les programmes de développement des États receveurs, ce sont les populations africaines qui sont paradoxalement victimes de ces malversations. » critique l'Amicale des Étudiants Caribéens Africains et Sympathisants (AMECAS).


Les aides ne sont pas correctement réparties et elles augmentent les écarts de richesses entre très riches et très pauvres. D'après Juliette Lyons dans un article du Journal International, les pays européens devraient plutôt miser sur les échanges commerciaux au lieu de rendre les ex-colonies dépendantes des aides. L'économiste Dambisa Moyo pense, quant à elle, qu'il faudrait complètement arrêter les aides et laisser les acteurs locaux créer leurs emplois.



2. Soutien aux gouvernements tyranniques en échange d'avantages


L'association Survie travaille depuis 1984 sur les formes de néocolonialisme que pratique la France dans ses anciennes colonies d'Afrique. Ils publient un Petit Guide de la Françafrique, ainsi qu'une brochure sur la Françafrique dans laquelle ils avancent que « Le pouvoir français installe dès le début des années 60 des chefs d’état acquis à ses intérêts, et use de différents moyens pour les maintenir en place : élections truquées, coups d’État, assassinats politiques, soutien militaire via des accords de défense secrets... […] Depuis lors, [la France] soutient la dictature en place, d’abord celle d’Ahmadou Ahidjo, puis celle de Paul Biya, à la tête du Cameroun depuis plus de 33 ans. […] L’affaire des valises révélée par Robert Bourgi en 2011, ou les accusations de plus en plus étayées de financement de la campagne de N. Sarkozy de 2007 par M. Kadhafi, nous rappellent que les pratiques de financement occulte des partis politiques perdurent encore de nos jours. »


Au-delà d'un contrôle politique à distance grâce à des soutiens gouvernementaux, la France maintient un réel contrôle sur le terrain : Survie déplore la présence d'environ 8700 soldats français en Afrique pour des raisons diverses, telles que l'anti-terrorisme, la démocratie, ou le maintien de la paix.



Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi

3. Les anciennes colonies demeurent des terres de ressources où piochent leurs anciennes métropoles européennes


A partir des années 1990, quantité de privatisations par des grands groupes français, comme Total, Bolloré ou Bouygues, s'établirent et accaparèrent de nombreux secteurs à la place des États africains eux-mêmes. Ces privatisations rendent les ex-colonies dépendantes vis-à-vis de ces investissements, dont le départ provoquerait des retombées économiques. Par exemple, France Telecom est le principal opérateur en Côte d'Ivoire, BNP Paribas possède 53 % de la Banque togolaise pour le commerce international, Bolloré a acquis le trafic portuaire de Douala et l’exploitation du chemin de fer au Cameroun, d'après Odile Tobner, spécialiste des questions africaines.


Au-delà des simples activités marchandes, ces grands groupes ont une mainmise sur des secteurs vitaux, comme Bouygues qui se trouve être un grand actionnaire de la Compagnie ivoirienne d’électricité et de la Société des eaux de Côte d’Ivoire, ou la Lyonnaise des eaux qui a pris le contrôle de la Compagnie d’eau et d’électricité togolaise en 2000.


Par ailleurs, entre 1975 et 2000, l'Europe a conservé un accès aux ressources de ses anciennes colonies d'Afrique comme sous la colonisation, grâce aux Conventions de Lomé qui garantissaient un accès sans droit de douane aux ressources naturelles et aux produits agricoles africains vers le marché européen, donc à sens unique. Or, en 2000, l'égalité des échanges commerciaux est rétablie, mais les pays d'Afrique partent avec un retard dans ce jeu libéral, et les produits européens font de la concurrence déloyale aux marchés locaux. Des entreprises d'un autre temps trouvent grand intérêt dans ce libre échange, comme la Compagnie Fruitière de Robert Fabre qui traite le commerce de la banane et de l’ananas, la Compagnie Sucrière du Sénégal, ou encore le groupe Bolloré, présent dans 43 pays africains dans des secteurs très larges et variés.



Vincent Bolloré (à droite)

4. Le franc CFA, une forme de colonisation honteuse qui ne se cache pas


Le franc de la Communauté Financière Africaine, dit franc CFA (qui jusqu'en 1958 signifiait franc des Colonies Françaises d'Afrique), est la monnaie utilisée au Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo, Cameroun, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine et Tchad. Cette monnaie, fabriquée en France, a été instaurée en 1945, donc durant la période coloniale. Tandis que la colonisation est « terminée » et que la France est passée à l'Euro, ces pays conservent le franc CFA, qui est géré par le Trésor français, et qui fluctue selon les cours européens. C'est ainsi que ces pays doivent déposer chaque année 50% de leurs réserves de franc CFA à la Banque de France, qui a un droit de veto et fixe le taux du franc CFA. Même si la France ne fait pas usage de ces dépôts, ceux-ci privent les pays de la zone franc d'une partie de leur argent, ce qui rend inutiles les aides données par la France à ces mêmes pays.

Comment, avec le franc CFA, ces pays peuvent-ils tendre vers l'indépendance ? Le franc CFA est sans doute la preuve la plus grosse et absurde de la domination économique de la France et de l'Europe sur leurs anciennes colonies. Sans sa suppression, ces pays ne peuvent espérer dire adieu à l'époque coloniale.



Rendez-vous la semaine prochaine, dimanche 5 août, pour la suite de cet article, « Post-colonialisme (2) : quand les représentations perdurent et les schémas sociaux se reproduisent »



Annabelle Bindl



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