photo : Maya Toledano
Jeudi soir, bientôt le week-end, vous sortez boire un verre comme à votre habitude. Un peu titubant, vous croisez un individu acariâtre qui marmonne un habituel « ah la la, les jeunes d'aujourd'hui... C'est plus ce que c'était avant » . Petit moment de colère, mais le lendemain, avec une gueule de bois qui vous permet tout juste de faire défiler les chaînes, cette phrase vous revient en mémoire, et vous vous demandez légitimement si ce monsieur n'avait pas raison. Après tout, la télévision vous informe : suicide d'une adolescente harcelée sur Facebook, les laboratoires Bayer veulent racheter Monsanto, les 1% les plus fortunés détiennent la moitié des richesses de la planète... Cet homme disait-il vrai...
Pourtant, vous refusez de croire à une telle banalité proférée par un inconnu. D'ailleurs, en y réfléchissant bien, vous vous rappelez cette fameuse citation de Socrate apprise par cœur pour le bac : « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, méprisent l'autorité et bavardent au lieu de travailler [...] À notre époque, les enfants sont des tyrans » .
Si même Socrate au Ve siècle av J.-C. disait cela, était-ce vraiment mieux avant ? Parce qu'on vous l'a assez répété, « qu'est-ce que devient notre société ? » , « où va le monde ? » , « c'est de pire en pire » , et pourtant, vous vous dites bien que tout cela n'est pas aussi simple.
En 2014, le site web L'Internaute a réalisé un sondage auprès de ses lecteurs pour contredire cette affirmation. Dans l'ensemble, il est assez facile de trouver des exemples qui démontrent que le progrès a amélioré les conditions de vie :
les progrès de la médecine
l'accélération des transports qui désenclave les territoires
le développement des libertés
celui de l'Internet comme source inépuisable de savoirs
ainsi que l'amélioration générale du niveau de vie (l'extrême pauvreté (1) a chuté de près de 70% depuis le début du XIXe siècle selon le site Human Progress )
Même si la plupart de facteurs cités ici restent européocentrés, et bien que le monde tend à s'uniformiser selon ce mode de vie, les ressources diffèrent selon les pays et ce sondage obtiendrait des résultats bien différents s'il avait été fait dans une autre région du monde.
Il ne s'agit pas tant de dire que la situation de notre société et de notre monde était meilleure avant ou maintenant. Et si on partait plutôt du principe que l'être humain est mû par les mêmes instincts de base au fil des époques, de sorte qu'il privilégie toujours certaines options pour assurer son bien-être et sa survie ? En partant de cela, on peut donc dire que les époques se suivent et se ressemblent. Elles s'enchaînent entre période de crise ou de paix, période de violence ou de progrès, période de survie ou d'expansion, selon les choix répétitifs que font les humains.
Mais reprenons la citation de Socrate. De toute évidence, les anciennes générations critiquaient déjà ce que devenait le monde en voyant les plus jeunes agir. De là, on peut tirer deux hypothèses :
peut-être le monde se détériore-t-il graduellement depuis l'Antiquité, au fur et à mesure que de nouvelles générations naissent. Cette vision des choses ramène au mythe de l'âge d'or de l'humanité qui aurait été bercée par des civilisations antiques parfaites
cette théorie étant peu probable, il semblerait plutôt que les hommes et les femmes ont toujours pensé que « c'était mieux avant » , que nous sommes enclins à réfléchir de la sorte de par notre psychologie
Sans même tenir compte de ces considérations scientifiques, dire que c'était mieux avant est tout simplement trop réducteur. Il existe trop de facteurs pour avancer que la situation générale était meilleure par le passé. Bien que l'extrême pauvreté ait chuté de 90%, il reste toujours 702 millions de personnes concernées par ce phénomène selon un rapport de la Banque Mondiale de 2015. Si l'on considère en plus de cela que ces chiffres ne prennent en compte que les gens vivant avec moins d'1$ par jour, on oublie tous ceux qui vivent avec quelques dollars de plus mais pas assez pour vivre décemment.
En clair, cette affirmation du « pire en pire » n'est vraie ni dans le temps ni dans l'espace. Et pour cause, quelques faits assez simples permettent d'expliquer pourquoi beaucoup de gens pensent cela :
vous l'avez tous remarqué, l'herbe est plus verte chez le voisin, la file d'attente de la caisse d'à côté avance plus vite, et c'est toujours mieux ailleurs. Donc c'était aussi mieux avant pour certains d'entre nous.
avec le temps on oublie, on pardonne, les événements paraissent loin et n'ont plus la dimension émotionnelle qu'ils peuvent avoir au moment où on les vit. Du coup, ce qu'on vit au moment présent nous paraît plus grave, nous touche plus que ce qui a pu se passer quand nous étions plus jeunes, ou pas encore nés. Ainsi, les situations de crise que nous vivons actuellement nous paraissent insurmontables, alors que l'humanité les a déjà vécu par le passé à plus ou moins forte intensité : par exemple, il y a plus d'esclaves aujourd'hui qu'il n'y en a eu durant la colonisation (2) , ou encore, la France a accueillit deux fois plus de migrants italiens au début du XXe siècle qu'il n'y a de migrants maghrébins (algériens, marocains et tunisiens réunis) aujourd'hui (3)
autre élément de psychologie qui ne vous échappera pas : nous avons peur du changement. Alors forcement, on se campe sur ses positions car l'inconnu nous fait peur. Les nouvelles lois en effraient certains, la diversification des opinions en effraie d'autres. On se met à avoir peur de perdre nos valeurs, de voir chuter un « état moral » qui permettrait d'assurer la paix et la stabilité. Certains vont alors rejeter le mariage pour tous, d'autres l'adoption, et avant cela c'était le vote des femmes qui était visé par peur qu'elles ne rendent la politique superficielle. Finalement ce n'est qu'une inquiétude de perdre un état de paix et un « mieux avant » .
Pourquoi semble-t-il que l'on entend de plus en plus ce fameux « c'était mieux avant » ? Si l'on reprend l'idée que l'histoire est parcourue de périodes plus ou moins paisibles, il suffit d'observer l'époque à laquelle ont vécu vos aïeux pour comprendre une telle réaction : la génération X, née entre 1961 et 1981, a vécu dans cette période d'après guerre marquée par un essor économique et une période de paix pour les pays occidentaux. Pour eux, le contraste saute aux yeux : on entre de nouveau dans une période de crise à la fois économique mais aussi morale car les modèles s'accumulent et se diversifient. Une des conséquences de cette perte de repère est un retour vers un traditionalisme dit conservateur avec l'essor des idées et partis extrêmes, ou alors un traditionalisme que l'on pourrait dire progressiste puisqu'il s'intéresse aux modes de vie non consuméristes et voit le travail de la terre comme l'avenir de nos sociétés.
La surinformation a aussi son rôle à jouer dans une vision du monde pessimiste. Les faits divers passent pour des vérités générales et laissent à penser que l'insécurité est au pas de la porte de chacun. Pourtant, les vols à main armée sont à leur plus bas niveau depuis 1996 (4) . Selon le sociologue Laurent Mucchielli dans son Violences et Insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, cette idée d'insécurité est alors liée à un sentiment de vulnérabilité face à un monde qui change trop rapidement.
En somme, ce sentiment de faiblesse dans un monde en mouvement pourrait être une explication assez juste face au sentiment de décadence que ressentent certains face au XXIe siècle. Alors la prochaine fois qu'un individu acariâtre vous jettera « ah la la, les jeunes d'aujourd'hui... c'était mieux avant » en vous voyant une bouteille de Côtes de Provence à la main un jeudi soir, pas d'énervement, la violence ne résout rien. Sachez juste que, non ce n'était pas mieux avant, ni maintenant d'ailleurs, l'espèce humaine est toujours la même et fait du mieux possible avec les moyens disponibles.
Annabelle Bindl
1 Personnes vivant avec moins de 1$ par jour
2 d'après une étude de l'économiste Siddharth Kara
3 Source : https://hommesmigrations.revues.org/226
4 Selon un rapport de l'Observatoire national de la délinquance datant de 2015