Quarter Life Poetry
Vous connaissez la crise d'adolescence, la crise de la quarantaine, mais on parle encore peu de la crise de la vingtaine, qu'on pourrait appeler aussi crise du passage à l'âge adulte. En fait, peu importe le nom que vous lui donnez, il est question ici de crise existentielle, cette phase de la vie qui arrive à certains et qui nous pousse à tout remettre en question jusqu'à notre existence même.
Dans la bande-dessinée Le Combat Ordinaire de Manu Larcenet, on suit les errances de Marco, un jeune homme qui, comme le dit le titre, lutte dans la vie, pour la vie et contre la vie. Dans le tome 1, s’il n’est pas directement question de crise existentielle, Marco est confronté sans cesse au bouleversement des ses repères et questionne sa place dans la société.
Une impression de vide angoissante s’installe en vous, mais vous ne savez pas pourquoi, et pourtant vous n'avez pas à vous plaindre de votre vie, vous poursuivez vos études ou vous cherchez un travail. Mais ce vide se crée, comme un appel d'air qui amène avec lui une bourrasque de questions : Qui suis-je ? Qu'est-ce que je ne veux pas être ? Qu'est-ce qui fait de moi quelqu'un d'unique ? Pourquoi vivre et se construire un avenir si c'est pour mourir un jour ? C'est la tempête dans votre tête, et aucune réponse à toutes ces questions. Comme beaucoup de jeunes à l'approche de l'âge adulte, vous faites une crise existentielle.
Quand j'ai fini le lycée, que j'ai eu mon bac, et ma majorité, des dizaines de possibilités se sont ouvertes à moi : alors que jusque là j'étais obligée de suivre le cursus scolaire imposé, je quittais mes repères rassurants, et je me suis retrouvée avec une profusion de choix offerts à moi. Le problème, c'était surtout que cette grande ouverture, ce pouvoir de décision entre mes mains, m'a fait remettre en question ma conception de la vie. Je pouvais devenir qui je voulais, mais aussi devenir quelqu'un qui ne me plaisait pas si je faisais de mauvais choix. Enfin, par dessus tout, je me demandais pourquoi faire tout cela, puisque la condition humaine est vaine.
Loin d'être seule dans mon cas, je me suis lancée à la recherche de personnes ayant vécu une situation similaire. Si vous en faites partie, rassurez-vous, ce phénomène touche de plus en plus de monde. Eloise (1) , 18 ans, a ressenti cela quand elle avait 16 ans : « Je ne savais pas quel était mon avenir, ma place dans la société, la mort, le temps. Je ne savais pas ce que j'allais devenir, je ne savais pas quoi faire, à quoi je servais, à quoi ma vie servait, qui étais-je vraiment, ce que les autres pensaient de moi, et à travers quel prisme ils me voyaient. » . Cette crise existentielle qu’elle a vécue, loin d’être un caprice comme certains ont pu le penser, a occupé ses journées et ses nuits pendant près d’un an : « Cela m'angoissais énormément et ça m'empêchait de dormir puisque j'y pensais la nuit. Ça me faisait faire des crises d'angoisse assez dures mais la journée je pouvais aller bien, même si souvent j'étais perdue dans mes pensées. »
Dans Zero Theorem (2014) de Terry Gilliam, Qohen Leth (Christoph Waltz) doit travailler sur des Abstractions, un projet mathématique qu'il ne comprend pas. En réalité, ce projet lui a été confié par les autorités afin de décrypter le but de l'Existence. Ce n’est que lorsqu’il aura éprouvé le sentiment amoureux que Qohen pourra enfin comprendre le sens de la vie...
La crise existentielle vécue par certains à cet âge est encore assez peu analysée par les sociologues et psychologues. A vrai dire, ce phénomène est assez caractéristique de notre génération. C'est ce qu'explique Alain Ehrenberg dans son ouvrage La fatigue d'être soi : dans un monde sans cesse en mutation, les possibilités pour chacun sont infinies, en terme de culture, de mode de vie, de croyances, d'activités, de métiers, d’apparence physique ; on peut devenir qui l'on veut (même si les facilités d'accès ne sont pas les mêmes pour tous et partout dans le monde) . Ainsi il faut s'adapter au monde, aux tendances, aux nouvelles normes, à tel point qu'il faut un esprit exceptionnel pour s'y retrouver. D'où le fait qu'une grande peur peut se créer en nous face au « poids du possible » , selon ses termes. Ce problème ne se présentait pas par le passé, à l'époque où l'on était contraint par une classe sociale imperméable, où les savoirs écrits étaient réservés à une élite, et où les guerres en Occident étaient plus fréquentes. A cette époque, la question ne se posait pas de savoir « qui ai-je envie de devenir ? » .
Cette confusion face à tant de choix, Yasmine la ressent, arrivée en dernière année de ses études : « je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie. Je me pose la question de savoir pourquoi j'ai fait ces études et j'ai de gros doutes quant à mon avenir. J'ai envie de changer complètement de vie, dans un autre pays avec de nouvelles personnes. » . Yasmine a l’impression de ne pas avoir vécu assez de choses avant de commencer à entrer dans le monde du travail. Ce sentiment est sans doute le plus partagé par notre génération : avoir l'impression de se retrouver au bord d’un gouffre de possibilités, et en venir à remettre toute sa vie en question pour savoir si l’on a fait les bons choix.
Carlo Strenger dans son livre La peur de l'insignifiance nous rend fou. Une quête de sens et de liberté pour le XXIe siècle souligne que la société ultra-connectée dans laquelle nous vivons nous donne accès à des informations du monde entier, au point qu’on en vient à se demander comment être sûr que notre vision du monde est la bonne quand il existe tant d'autres possibilités ? Finalement, toutes les conceptions que nous avons assimilées depuis tout petit, et ce que la société occidentale considère comme « réussir sa vie » , ne fait pas le bonheur de tous.
Cette injonction à vivre une vie enviable, Octave, 21 ans, en a eu marre : « je me demandais pourquoi est-ce qu'on se forçait à appliquer des codes de conduite et à se trouver des buts dans la vie. Pourquoi je portais autant d'importance à être en couple, avoir de l'argent et être "heureux". »
Carlo Strenger a cherché la source de ce problème dans le concept qu'il nomme Homo Globalis : c'est l'homme d'aujourd'hui par excellence, l'homme ultra-connecté dont la vie dépend des nouvelles technologies numériques. C'est l'Homme monde, sans cesse relié à l'infodivertissement, l'Homme CV dont la vie se confond avec sa carrière, l'Homme mobile qui doit s'adapter à l'économie. En conséquence de ce mode vie, l'Homo Globalis se retrouve dans une situation très instable et doit régulièrement faire de grands choix qui vont changer sa vie tous les 3 ou 4 ans. Cette situation est pour lui peu rassurante et assez inconfortable. D'où une perte de repères régulière, couplée à une société où la religion prend de moins en moins de place, ce qui pousse les gens à chercher de nouveaux repères. Finalement, les individus sont marchandisés, ils sont jugés aux lignes de leur CV et au nombre de followers sur les réseaux sociaux.
Victor, 22 ans, a souvent ressenti cette surcharge quant à l’obligation d’avoir une vie bien remplie et « digne d’être vécue » : « Mes angoisses concernaient mon futur, mes capacités en tant qu’individu, j’avais peur de ne pas vivre "pleinement" et de ne pas être ce que je devrais être »
Ce besoin de devenir l'auteur de sa vie est pourtant difficile : dans une société libérale où le libre-arbitre est en théorie favorisé, le champs des possibles n'est en réalité pas le même pour tous, puisque chacun subi les inconvénients de sa vie et les charges qui lui incombent : influences de notre milieu culturel d'origine, du niveau de vie de notre famille, de l'époque dans laquelle nous vivons, etc. Martin Heidegger parlait d'ailleurs de « l'être-jeté » : l'être humain n'a pas choisi de naître, il n'a pas choisi les contraintes avec lesquelles il doit vivre, c'est un être jeté dans l'existence.
Alain Souchon : « Il a tourné sa vie dans tous les sens, Pour savoir si ça avait un sens l'existence, Il a demandé leur avis à des tas de gens ravis, Ravis, de donner leur avis sur la vie »
Finalement, c’est le sentiment de vide et la quête de sens qui prédomine dans la crise existentielle chez toutes les personnes interrogées. Petra, 20 ans, raconte que depuis qu’elle a commencé à vivre seule dans un appartement en première année de fac, elle a « eu beaucoup d’angoisses. Durant les mois qui ont suivi, j’avais toujours l’impression d’être paumée, de ne pas savoir où j’en étais, comme suspendue dans le vide, dans un questionnement existentiel dont je ne venais pas à bout. Sur 3 ans j’ai pu déconstruire toutes mes conceptions, à propos de moi, à propos de mon rapport aux autres. Cependant, je n’ai pas remplacé ces conceptions par d’autres, donc je n’ai plus vraiment de repères. Quand je suis en confrontation avec des gens qui ont des conceptions sûres, alors que moi je n’en ai plus, cela m’angoisse encore plus. Dans le fond, vais-je répondre à toutes ces questions? Je n’ai peut être pas envie de trouver de solution à cela. Ou peut être aurais-je une solution différente à chaque étape de ma vie? Je ne le sais pas, mais finalement c’est peut-être une bonne chose de ne jamais avoir de conceptions fixes et fermées car cela permet de rester ouvert à de nouvelles visions des choses. »
Annabelle Bindl
(1) Les prénoms ont été modifiés pour garder l'anonymat des personnes interrogées