Il y a un mois, j’ai tenté de vous donner des clés pour comprendre un peu mieux le monde du photojournalisme. Mais qui est le mieux placé pour approfondir ce sujet ? Un photographe lui-même. Je suis donc allée à la rencontre d'Éric Bouvet, qui a commencé très jeune et qui s’est très vite spécialisé dans la photographie de reportage. Il a été récompensé par de nombreux prix photo, dont cinq fois le World Press Photo ou encore deux fois le Visa d’Or. La photographie documentaire, comme son nom l’indique, permet de documenter. C’est en cette qualité qu’elle acquière souvent le titre d'archive. Le travail d’un photojournaliste est donc de capter, à un instant T, un élément de l’histoire. Dans mon article précédent concernant la photographie documentaire et artistique, j’ai écrit que les photographies qui reliaient l’aspect esthétique et l’aspect politique étaient, selon moi, les plus réussies. Le travail d’Éric Bouvet réunit justement ces deux notions. C’est pourquoi je me suis intéressée à son travail.
Éric Bouvet, né en 1961, va être, très jeune, marqué par un événement : « À l'âge de 8 ans, ma mère m’a réveillé pour voir l'alunissage et le premier pas de l'homme sur la lune. L'événement et l'impact de l'image me sont restés en tête. ». Il intègre les arts et industries graphiques à l’École Estienne, avant de se consacrer à l’image en s’associant à l’agence Gamma en 1981 (très réputée à l’époque). Il deviendra enfin photographe indépendant dans les années 1990. Durant sa carrière il a couvert de nombreux événements comme la chute du mur de Berlin, ou encore la libération de Nelson Mandela. Il a d’ailleurs énormément voyagé dans les pays en guerre comme en Tchétchénie, en Afghanistan, au Liban, en Iran, en Irak et encore bien d’autres.
Extrait de sa série The Beginning, mars 2011
Être photoreporter, c’est témoigner et c’est aussi accepter de servir la mémoire immédiate, à court comme à long terme. En ce qui concerne le choix de ses sujets, Éric Bouvet dit choisir « en fonction de mes envies et des enjeux politiques et économiques ». Pour lui, « le reportage a pour fin d'être publié dans la presse, généralement hebdomadaire ». Il faut travailler en fonction de la ligne éditoriale, on ne fait pas les mêmes images pour Libération et pour Paris Match. En effet, Éric Bouvet a été publié dans de nombreux journaux français et internationaux, tels que Paris-Match, Le Monde, NYT Magazine, Time, Life, ou encore Der Spiegel. Pour faire circuler les images, il faut passer par une agence, mais selon lui, un problème persiste : « des milliers d'images arrivent chaque jour sur les ordinateurs des services photo... ». Avec l'omniprésence de la technologie, tout le monde peut être photographe car l’accès à la photographie est simplifié. Par exemple, en 2005, lors de l'attentat dans le métro à Londres, les journalistes n'ayant pas pu accéder aux bouches de métro, ce sont les personnes à l'intérieur de celles-ci qui ont pris les photos qui seront diffusées dans les médias. Avec ce genre de situation, on est amené à se demander : comment peut évoluer le travail du photojournaliste dans cette nouvelle époque ? Le statut de photojournaliste se développe, et doit faire face à des évolutions, ce qui n’est pas forcément facile. Quand on a un nom dans la profession, il est plus simple de continuer à travailler avec ses contacts, mais commencer une carrière dans le photojournalisme de nos jours devient très difficile.
Être photoreporter, c’est très dur mentalement. D’une certaine manière, ils portent « toute la misère du monde » dans leurs photos. Mais peuvent-ils rester neutres quand ils photographient des conflits ? Éric Bouvet répond : « Rester le plus neutre possible, oui, mais c'est compliqué. Humainement on a tendance forcément à prendre parti de l'opprimé, du plus faible. ». Et comment arrivent-ils à passer au-dessus et à continuer de photographier ? « Oui, photographier toujours, car si nous ne le faisons pas il y aura toujours des remises en question, et cela de plus en plus ».
Être photoreporter, c’est vouloir témoigner, mais c’est aussi aider. Prendre des photos peut aussi encourager à faire circuler des informations sur un événement jusqu’alors peu médiatisé et ainsi faire bouger les choses. La photographie peut-elle aider les photographiés ? Éric Bouvet, comme beaucoup de photoreporter est d’accord, mais en voit vite les limites : « Parfois cela sert effectivement, mais je ne me fais plus beaucoup d'illusions... ». Certes, la photographie peut aider, mais elle ne fait pas tout. Il faut y coupler une forte mobilisation de la part de beaucoup de personnes pour espérer faire changer les choses, et un seul point de vue ne peut pas tout faire.
Être photoreporter n’est pas facile, et à tout moment, on a envie d’arrêter, de passer à autre chose. « Oui bien sûr, il y a un trop plein, on passe à autre chose et l'œil mûrit, le psychisme se développe aussi, donc parfois c'est momentané parfois c'est définitif ». Les photographes changent de sujet, Eric Bouvet a par exemple choisi à un moment dans sa carrière, d'aller photographier le Burning Man, ou encore la Rainbow family (ensemble de personnes qui souhaitent vivre en autonomie, dans la nature). Ce sont des thèmes très différents de celui de la guerre, qui lui ont permis d'aborder des sujets nouveaux et de voir les choses différemment.
Extrait de sa série The Rainbow Family, février 2012
Être photoreporter, c’est aussi faire les bons choix de cadrage. A la suite de la question que je m'étais posée dans mon article précédent, je lui ai demandé son avis sur la frontière entre la photo documentaire et la photo artistique : « Compliquée comme question, je pense qu'il ne faut rien s'interdire pour évoluer tout en gardant la légitimité de la carte de presse, savoir ne pas passer la ligne rouge cela aide à bien dormir ».
Enfin, pour conclure, je trouve intéressant de rapprocher son travail à une notion de Georges Bataille, celle de part maudite, qui explique qu’à un moment donné les êtres reçoivent plus d’énergie qu’ils n’en n’ont besoin et donc, cherchent à l’utiliser en se regroupant et en faisant la fête, ou bien à l’inverse, en faisant la guerre. C’est ce trop-plein d’énergie qu’Éric Bouvet réussit, d’après moi, à capter dans ses photos axées sur les individus qui se regroupent à un moment donné de leur vie que ce soit pour faire la fête (cf : Burning Man), ou pour faire la guerre (cf : ses reportages de guerre).
Pour aller plus loin dans son travail, je vous invite à aller consulter son site web : http://www.ericbouvet.com