Que ce soit une petite déprime, une passe maussade ou la dépression, les périodes de mélancolie sont courantes de nos jours. Elles touchent tout le monde, à toutes les périodes de l'année. Ces moments de blues semblent pourtant s'accentuer avec le temps et prendre de plus en plus d'importance. Les dépressions nerveuses, burn out, et stress liés au travail sont symptomatiques de notre société actuelle. Mais alors est ce que la dépression est un phénomène nouveau ? La société de consommation dans laquelle nous vivons nous impose-t-elle d'être d'éternels insatisfaits, toujours à la quête d'un bonheur illusoire dont la seule solution semble alors être de se couper du monde ?
Étymologiquement, le terme de dépression ne prend son sens actuel qu'en 1970. Auparavant il désignait la « dépréciation » (déconsidération, perte de valeur que subit une chose) mais cette maladie n'est pas nouvelle, on retrouve de tout temps sa trace dans différentes sociétés. Des maux similaires nommés par d'autres termes ont toujours été présents.
Dans la théorie des humeurs d'Hippocrate, l'atrabile, produite dans la rate, est le reflet d'un caractère mélancolique et anxieux. Ce liquide produit en excès causerait ainsi un tempérament atrabilaire qui rendrait triste et chagrin. L'automne serait la saison favorable à la formation de cette maladie. A l'époque médiévale, on parle d'acedia (négligence en grec), soit le mal qui touche certains moines. Il est associé à un des sept péchés capitaux : la paresse. C'est le manque d'envie de faire quoi que soit qui est condamné et pour y parer, on recommande l'activité. Constantin l'Africain associe l'état mélancolique au surmenage intellectuel et à la passion amoureuse. Au XIXe siècle, les Romantiques reprennent les enseignements anciens qui définissent la dépression comme un mal personnel touchant directement l'âme. Ainsi, l'expression de « spleen » (rate en anglais) utilisée et popularisée par Baudelaire fait référence à la théorie des humeurs. Le poète mélancolique l'utilise pour décrire une profonde tristesse issue du mal de vivre. Chateaubriand parmi d'autres, souffrira de cet état d'âme qui d'après lui « précède le développement des grandes passions ». Dans son texte La solitude absolue, il décrit des sentiments mélancoliques qui peuvent être liés à une forme de dépression :
« La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. II me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence. »
En 1869, le neurologue américain George Miller Beard invente la neurasthénie. Elle devient la « maladie du siècle » au point d'être considérée comme base et source d'autres maladies mentales. Sous ce terme, se regroupent des symptômes tel que l'anxiété, une perte de joie de vivre, une diminution de l'activité, des douleurs physiques (névralgie, maux de tête par exemple), ou encore une importante fatigue physique ou/et mentale. Plusieurs psychiatres européens, tel que Wilhelm Erb ou Pierre Janet, ont tenté au XXe siècle de définir ce mal-être avant que l'intérêt ne retombe après la première guerre mondiale.
Ainsi, la dépression dans sa notion de mal-être, s'exprimant par une association de symptômes physiques, affectifs, et intellectuels, n'est pas un mal récent. Le terme et la maladie n'ont juste été que très récemment définis. Encore en 1985, Jean-Claude Scotto dans Le quotidien du médecin, déclare que « la dépression demeure […] un concept aux contours flous. Ce que l'on sait au moins, c'est qu'elle est ce que guérissent les antidépresseurs. ». Aujourd'hui, elle est caractérisée par certains signes principaux que l'on cherche à reconnaître : fatigue, découragement, douleur physique, tristesse, désintérêt, manque de confiance en soi/dans le futur, diminution de l'attention, pensées négatives, dévalorisation, manque de sommeil ou excès, perte de l'appétit.
Mais ce trouble psychologique peut prendre plusieurs formes. La dépression ne se manifestera pas forcément de la même manière d'un individu à l'autre. De cette nomination, il découle plusieurs souffrances : dépression nerveuse, chronique, trouble dysthymique, trouble dépressif majeur ou encore dépression du postpartum.
Certaines périodes de l'année sont directement liées à des pics de dépression, on parle ainsi de dépression saisonnière pour désigner un état dépressif qui se manifeste le plus souvent pendant les mois les moins ensoleillés. Actuellement, de plus en plus de gens semblent touchés par des formes de dépression, plus de 3 millions de personnes en France en seraient atteintes.
La dépression est une maladie qui n'est pas imaginaire. Ses symptômes sont discrets, son expression parfois cachée. Alors que les indices sont parfois devant nos yeux, on ne découvre que plus tard ce qui se tramait en face de nous. Ce terme était encore tabou il y a quelques années. Aujourd'hui, il est souvent associé à des phases de déprime ou de tristesse, et utilisé dans le langage courant.
Malgré l'apparente démocratisation du terme « dépression » et la connaissance liée à cette maladie, beaucoup de personnes atteintes sont encore stigmatisées. Cela peut être fait par l'entourage de la personne malade qui ne comprend pas et qui peut se sentir impuissant, par des connaissances qui jugent l'individu incapable, ou par la personne elle-même qui peut utiliser les diverses représentations faites de la maladie et s'estimer responsable.
Dans une société où le temps s'est allongé, où le travail s'est raccourci, les loisirs se sont banalisés. Prendre du temps pour soi apparaît comme une normalité dans le monde dans lequel nous vivons. Pourtant, il y a encore quelques générations, le rapport au travail, aux loisirs et aux relations étaient entièrement différent. Comme l'explique Jean Viard, sociologue, directeur de recherche et écrivain dans le Un n°185, « Est-il urgent de ralentir » : « Il y a un siècle on vivait 500 000 heures, on dormait 200 000 heures, un ouvrier ou un paysan travaillait 200 000 heures. […] Nous, on vit 700 000 heures, on dort en moyenne un peu plus de 200 000 heures, on travaille environ 70 000 heures, et on fait environ 30 000 heures d'études. Résultat : il reste 400 000 heures pour faire autre chose. ».
Notre société de consommation prône l'individualisme, la performance, et la rentabilité. Le travail a tendance à prendre le pas sur notre vie personnelle, les études demandent toujours plus d'investissement. Nous sommes alors soumis à une pression constante face aux nombreux objectifs que nous devons atteindre. Un sentiment d'échec, de culpabilisation ou de perte de confiance peut alors nous envahir. Mel Gibson, dans Le Complexe du castor, incarne un homme cinquantenaire qui sombre dans la dépression malgré un travail gratifiant et la présence d'une famille aimante. Ce film sorti en 2011, traite de la dépression, de ses répercussions concrètes et de la solution choisie par le personnage pour se sortir de cette maladie. Le caractère dérangeant de la tournure que prend l'histoire pointe la difficulté pour une personne malade de guérir, et des sacrifices qu'elle doit faire pour y parvenir.
Si la dépression est aujourd'hui désignée comme « le mal du siècle » cela est sûrement dû à plusieurs facteurs. La demande toujours croissante, le sentiment d'instantanéité et de remplacement récurrent, ou l'avenir qui ne semble pas s'éclairer peuvent être des éléments de réponse pour expliquer le nombre grandissant de personnes atteintes de dépression. Mais cette maladie n'est pas nouvelle, et au-delà des chiffres, elle a toujours touché une partie de la population. La dépression et les questionnements qu'elle amène ne sont pas contemporains d'une époque, d'une civilisation ou d'une société, mais simplement de l'espèce humaine et sa capacité à se questionner sur les fondements de l'existence. Ainsi, nous sommes peut-être condamnés, à l'instar de Tolstoï en pleine crise existentielle lors de l'écriture de sa Confession, à chercher sans fin des réponses à nos questions :
« Si je n'y répondais pas, je ne pouvais plus vivre. Or, il n'y avait pas de réponse.
Je sentis que ce sur quoi je tenais s'était brisé, que mes pieds n'avaient plus d'appui, que ce qui m'avait fait vivre n'existait plus, que je n'avais plus rien qui me fasse vivre.
Ma vie s'arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir, ne pouvant pas ne pas respirer, manger, boire ou dormir ; mais je n'avais point de vie, car il n'existait plus de désirs dont la réalisation m'eût paru raisonnable. »
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Credit photo: Edward HONAKER