C’est une situation qui est familière à tout un chacun. Se mettre d’accord sur le film, sortir de chez soi, se donner rendez-vous, prendre les billets et s’installer dans les fauteuils de la salle obscure, les regards dirigés vers le grand écran. Seul, à deux, avec des amis, ou en famille, c’est notre démarche, c’est notre choix. Nous sommes à la recherche de cette ambiance particulière que nous vivons pleinement dans notre corps et notre esprit. Nous sommes dans une certaine disposition, une certaine posture, à un moment donné. Et nous le gardons en mémoire.
L’esprit unit le film et la salle de cinéma. Le noir, la lumière blanche de l’écran, l’anonymat dans lequel nous sommes plongés permettent de se concentrer, d’entrer dans les images et dans l’histoire. Inactif dans notre corps, nous ne le sommes pas dans l’esprit : l’imagination en mouvement suit les images. Cette imprégnation totale, nous y consentons pour mieux vivre cette expérience. Notre esprit imprime ce moment : les émotions ressentis pendant le film, puis le visage des personnes en sortant, la douceur de la nuit … Le film et la salle nous collent encore à la peau sur le chemin du retour. Nous sortons que peu à peu de la fiction qui nous a envoûtée pendant presque deux heures.
La salle de cinéma exerce une sorte de pouvoir « parce que le film demande une forme de concentration bien particulière, une concentration qui est aussi un abandon, abandon au quotidien qui appelle naturellement à une métamorphose de notre espace alentour pour que le film opère sur nous », dit très justement Laura Tuilier dans Les Cahiers du Cinéma (n°142, mars 2018, pp.32-33). C’est une force qui dépasse les limites physiques de la salle. Lorsque nous regardons un film chez nous, la plupart d’entre nous recréent l’ambiance spéciale du lieu de projection : retrouver le noir, la lumière blanche d’un écran plus petit, hélas sans anonymat. Nous recherchons le contexte le plus semblable possible pour apprécier le film. Nous ne le réalisons jamais avec perfection.
Blow Up : la salle de cinéma au cinéma
Nous pouvons aussi allumer notre ordinateur, notre tablette, notre téléphone. Nous choisissons un film, acheté, téléchargé, légalement ou non, en DVD ou en streaming. Des expériences diverses s’offrent à chacun : une soirée film au chaud sous la couette, faire passer le temps dans les transports en commun, ou le désir d’accéder gratuitement au film… Nous nous éloignons de l’ambiance de la salle de cinéma. La posture est toute autre, aussi bien physiquement que mentalement. Notre rapport au temps est totalement différent : nous avons le pouvoir de couper le film, le reprendre quand bon nous semble, de le faire passer plus vite. Nous effaçons l’intervalle entre la temporalité du film et celle du quotidien.
Nous ne faisons pas que regarder les films, nous les consommons, et toujours plus, toujours plus vite. Le choix semble aujourd’hui infini. Dans cette société du divertissement, nous avons beaucoup plus de temps mais l’impression de ne jamais en avoir. Le risque est d'être débordé par le champ des possibilités. Il suffit de regarder les pages d’accueil des sites de streaming : des films plus ou moins récents, y compris ceux qui sont toujours en salle. Certains diront que l’on en oublie de savourer les choses car le film n’est pas seulement quelque chose qui se vit dans l’instantané. Il porte un riche héritage cinématographique et cinéphile. Les ciné-clubs, les revues comme Les Cahiers du cinéma, Télérama, Mad Movies, La Septième Obsession…, apportent beaucoup au cinéma : il est théorisé, pensé, classé, discuté, critiqué… Car c’est bien du 7e art dont nous parlons.
Depuis sa création, le cinéma a été vu par certaines personnes comme antagoniste : le bon et le mauvais, une « usine aux images » (Canudo) ou un art cinématographique. Le cinéma demeure cependant un art populaire qui a le mérite de plaire à beaucoup de monde. C'est cette disposition populaire qui en fait un puissant moyen de diffusion de la culture. Le cinéma par nature doit nous offrir cet éventail de choix dans les genres, allant de la comédie populaire au film documentaire engagé, mais aussi dans la manière de regarder ces films.
Chacun apprécie le cinéma comme il lui plaît, choisi les films qu’il veut regarder, dans la salle obscure ou bien ailleurs. Il est cependant bon de prendre un peu de recul et de se poser la question sur la manière dont nous consommons, apprécions, envisageons le 7e art. Car nos pratiques s’inscrivent toujours dans un contexte beaucoup plus large, dont il est bon d’en avoir parfois conscience.
« Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme » I. Bergman
Le titre est une citation de Serge Daney dans L’exercice a été profitable, monsieur.
Crédit photo : Carpenter Center, 1993, par Hiroshi Sugimoto.