La photographe Catia et son compte Instagram gingercake sur lequel elle traite beaucoup des mains
Lorsque je me suis inscrite à la fac il y a quelques années, j'ai découvert que je pouvais y apprendre la Langue des Signes Française (LSF). Une belle occasion de s'ouvrir à un univers que je ne connaissais pas. Cette langue a connu un franc succès et il était très difficile d'avoir des places. Quoi qu'il en soit, même si j'avais réussi à en avoir une, la question était avant tout : quand aurais-je l'occasion de la pratiquer ?
Personnellement, j'ai juste le vague souvenir d'avoir vu des gens parler en langue des signes dans les gradins d'une salle de sport quand j'étais petite. Car en effet, à part les (très rares) traductions en langue des signes dans les émissions politiques à la télé, nous n'avons aucune proximité avec les sourds et malentendants.
D'ailleurs, vous aussi vous faites sûrement partie de toutes ces personnes qui n'ont ni de proche ni d'amis sourds ou malentendants. Étant dans cette situation, j'ai eu envie d'en savoir un peu plus sur la vie des jeunes sourds, leur vie d'ado et de jeunes adultes, leur langue, leur rapport aux entendants, et pourquoi j'avais l'impression que tout cela était si lointain.
En France, ils sont environ 6 millions selon une enquête EuroTrak de 2012. On distingue généralement sourd, qui concerne les personnes sans audition, et malentendant, qui concerne ceux ayant des problèmes d'audition. La langue des signes a connu des formes très variées depuis l'Antiquité. Il a fallu créer des systèmes de communications complexes pour communiquer au fil des époques.
Jusqu'à très récemment, on forçait les sourds et malentendants à parler à l'école et en société. Mais depuis les années 1970, de réelles communautés sociales et intellectuelles se sont développées pour mettre en place une culture de la surdité et des langues des signes, et institutionnaliser des pratiques marginalisées et peu connues. Il faut préciser « les langues » des signes car cette langue varie selon les pays.
Dans ma tentative de compréhension des liens entre jeunes entendants et sourds, j'ai essayé de rencontrer des jeunes sourds et de comprendre pourquoi nous avions si peu de connaissances sourdes et malentendantes dans nos groupes d'amis.
Ne parlant pas la Langue des Signes Françaises (LSF), j'ai tenté d'en contacter par Facebook, et voici ce que j'ai appris :
Eva, Omar et moi, une communication difficile à établir
J'ai été mise en contact avec des jeunes sourds et malentendants grâce à une personne entendante étudiant la LSF.
A priori, je pensais que la communication écrite se ferait aisément malgré nos langages oraux et signés respectifs. Mais en réalité, une fois passées les présentations, c'est là que les choses se sont compliquées : discuter sur des questions personnelles et aborder leur ressenti face à une société majoritairement entendante a été difficile.
Eva, une jeune sourde de 21 ans et étudiante, et Omar (1) , un jeune malentendant de 24 ans et paysagiste, ont accepté de répondre à mes questions, mais je n'ai pu en apprendre beaucoup sur eux. Néanmoins, si cet échange m'a appris quelque chose, c'est bien les enjeux des rapports entre entendants et sourds. Je m'explique :
En fait, mes questions ont souvent été comprises dans un autre sens et les réponses qui en découlaient ne s'adaptaient pas. En cause, un fait assez simple : la langue des signes est une langue à part entière, et ceux qui la pratiquent depuis la naissance doivent également apprendre le français pour pouvoir communiquer avec les entendants. Les linguistes nous le confirmerons : apprendre une langue c'est apprendre une nouvelle manière de voir le monde. Dialoguer avec eux, c'était donc comme dialoguer avec un jeune Erasmus qui étudierait le français par exemple.
Après tout, la langue des signes n'a été reconnue qu'au XXe siècle comme langue à part entière et non en tant que reproduction visuelle d'une langue orale préexistante. Ainsi, les langues des signes ont des structures uniques et différentes des langues orales.
Orkid Sassouni, une phtographe sourde, et sa série Being Deaf and Free-Spirits en 1998-99
Une autre chose que cet échange m'a permis de comprendre, c'est que la barrière de la langue crée parfois des malaises. Si vous avez peur de faire répéter un anglais parce que vous n'avez pas compris ce qu'il vous a déjà dit trois fois, il en va de même entre langue des signes et langue orale. Les interviews que j'ai réalisées se sont passées dans une langue qui pour moi était maternelle, ce qui m'a facilité la tâche. Mais de l'autre côté, Eva et Omar ont souvent hésité à me faire répéter ou reformuler pour ne pas me déranger.
« Mon silence à moi a des couleurs », la jeunesse sensitive et agitée de Emmanuelle
J'en ai appris énormément lorsque je me suis penchée sur le témoignage de Emmanuelle Laborit, une des figures de proue de l'émancipation des sourds et malentendants. Elle est connue pour avoir remporté le Molière de la révélation théâtrale pour Les Enfants du silence en 1993. Mais ce qui m'a intéressé c'est Le cri de la mouette de 1994, ouvrage autobiographique avec la collaboration de Marie-Thérèse Cuny, dans lequel elle raconte comment elle a vécu son enfance et sa jeunesse en tant que personne sourde.
« La mouette », c'est comme ça que ses parents l'appellent quand cette enfant sourde de naissance essaie de crier pour communiquer. Jusqu'à ses sept ans, elle vit sans langage. « Comment rester calme, lorsqu'on ne peut pas raconter un cauchemar à maman, ou lui poser des questions aussi bêtes que : '' C'est quoi ça ? '' »
Dans les années 1970, la langue des signes n'était pas très répandue, c'est seulement lorsque son père en entend parler à la radio qu'il décide de l'amener à Vincennes, puis à Washington où cette langue était plus développée. Entre temps, elle a créé une relation fusionnelle avec sa mère, ce qui leur permettait d'échanger.
« Entre zéro et sept ans, ma vie est pleine de trous. Je n'ai de souvenirs que visuels. Comme des flashes-back, des images dont j'ignore la chronologie. Je crois qu'il n'y en a pas eu du tout dans ma tête, à cette période. Avenir, passé, tout était sur une même ligne de l'espace-temps. » . Difficile de se construire et de comprendre ce qu'il se passe autour de soi quand rien n'est expliqué.
Heureusement de nos jours en France, les enfants sourds étudient dans des écoles adaptées où on leur apprend la langue des signes, comme dans le cas d’Omar, avec qui j'ai parlé. Mais à l'époque d'Emmanuelle Laborit, on forçait les enfants sourds à oraliser. On leur plaçait des appareils auditifs qui les gênaient plus qu'autre chose, et qui ne leur permettraient pas de distinguer de véritables sons et mots. « Les mots sont une bizarrerie pour moi depuis mon enfance. […] Que voulaient dire ces mimiques des gens autour de moi, leur bouche en cercle, ou étirée en grimaces différentes, leurs lèvres en de curieuses positions ? Je '' sentais '' quelque chose de différent lorsqu'il s'agissait de la colère, de la tristesse ou du contentement ».
Forcée à parler un langage qui n'est pas naturel pour elle, Emmanuelle n'arrive pas à s'épanouir et son adolescence est difficile : « J'ai décidé de ne plus rien faire en classe. J'en ai marre de leurs cours, marre de lire sur des lèvres, marre de m'escrimer à faire sortir des grincements de ma voix »
Emmanuelle Laborit
Mais la partie du livre qui vous intéressera le plus en tant que lecteur entendant est sans doute celle où elle évoque ses ressentis physiques en tant que jeune fille sourde : « Je n'ai jamais vécu dans le silence complet. […] Mon silence à moi a des couleurs […] Les bruits des entendants sont aussi en images, pour moi, en sensations. […] Il y a toujours un lien entre les couleurs et les sons que j'imagine. »
Au fil du livre, Emmanuelle évoque à plusieurs reprises la solitude qu'elle a ressentie dans un monde d'entendants. « Je m'ennuie dans un monde qui parle autour de moi. Parfois, je m'énerve de ne pas comprendre. Il me semble que les autres ne font pas beaucoup d'efforts pour communiquer, à part mes parents », « parce qu'il faut toujours demander, tirer quelqu'un par la manche ou la robe pour savoir » .
Durant son adolescence et malgré ses conflits avec ses parents, elle s’épanouit dans un groupe d'amis sourds avec qui elle peut parler la langue des signes. Ils traînent dans les métros, les MacDo, tombent amoureux et sortent en boîte. Les vibrations de la musique la font se sentir vivante. Mais il reste des choses qu'elle ne peut faire seule et pour lesquelles elle reste dépendante : « On va chez le médecin avec papa. […] Je peux lire sur les lèvres, me débrouiller par écrit, mais s'il se met à utiliser des mots trop compliqués, à parler de médicaments, là, je ne comprends plus rien. »
Youtubeurs sourds, cafés signes et sous-titrages : on peut faire des progrès
Un seul témoignage ne suffirait pas à comprendre l'étendue des ressentis et la diversité des vécus des personnes sourdes et malentendantes. Sur Internet, de nombreux Youtubeurs sourds ont ouverts des chaînes pour parler de leur surdité, mais pas seulement. La Youtubeuse Une voix et des Signes présente l'avantage de parler en français et en LSF. Une belle occasion pour vous de vous familiariser avec la Langue des Signes Française.
Pretty Handy et Asl Lea, deux instagrammeuses états-uniennes font quant à elles des covers de chansons en langue des signes.
Pour les plus aventureux d'entre vous, il existe un peu partout en France des Cafés Signes : des bars qui organisent des rencontres entre sourds et entendants pour apprendre à se connaître et dialoguer dans toutes les langues.
Aujourd'hui encore, les sourds continuent à se battre pour étendre l'usage du sous-titrage et ainsi faciliter leur vie et se sentir vraiment entiers : « '' Emmanuelle refuse d'être considérée comme une handicapée '' Exact. Pour moi, la langue des signes correspond à la voix, mes yeux sont mes oreilles. Sincèrement, il ne me manque rien. »
Annabelle Bindl
(1) Les prénoms ont été changés pour respecter l'anonymat des personnes interrogées
Merci à Marianne de m'avoir présenté ses amis