Cet été, PEPA vous propose de se pencher sur la question du post-colonialisme dans le monde actuel, en deux articles consécutifs. La semaine dernière dans Post-colonialisme (1) : 60 ans de décolonisation ne suffisent pas, vous lisiez les traces concrètes de la perpétuation du colonialisme dans nos sociétés.
Parce que l'Histoire n'a jamais été sécable en portions distinctes, alors comment peut-on dire que la colonisation s'est entièrement achevée à une date précise ? Notre vision du monde a été formée dans un pays et à une époque donnée, et avec l'héritage qui en découle. Or, à l'école, les enfants apprennent seulement de l'Afrique que ce fut un continent peuplé d'individus réduits en esclavage. Par ailleurs, la vision des pays africains en Europe est passée du colonialisme au paternalisme.
Si l'esclavage a été officiellement aboli, la domination est aujourd'hui d'ordre économique, les anciennes métropoles accaparent les ressources de leurs anciennes colonies et les gouvernements tyranniques sont maintenus au pouvoir en échange d'avantages économiques.
Harmonia Rosales, The birth of Oshun, 2017
Harmonia Rosales réinterprète les grands tableaux de l'histoire en changeant les personnages blancs par des noirs. Ici, Oshun est une divinité afro-américaine de la beauté, dont l'attribut est le jaune.
Ainsi, réalités géopolitiques et schémas mentaux vont de pair dans un monde qui peine à sortir de plusieurs siècles d'esclavage et de domination. Les schémas mentaux influencent les actes géopolitiques, et les actes géopolitiques ancrent une vision d'un monde inégal.
Pour comprendre comment les représentations persistent et les schémas sociaux se reproduisent, chercheurs, historiens et spécialistes de divers domaines ont travaillé pendant des années pour faire émerger cet ouvrage : Culture post-coloniale 1961-2006, dirigé par Pascal Blanchard et Nicolas Blancel et paru en 2006 aux éditions Autrement. Ce travail est le fruit de nombreuses recherches qui tentent de montrer comment « la colonisation a ''fait retour'' en métropole et a marqué des champs de la culture, de la politique et les débats sur les mutations contemporaines de la société française ».
Avant tout, il faudra prendre en compte que cet ouvrage a 13 ans et se base sur beaucoup de sources des années 1990-2000. Or dans des sociétés du numérique et de l'Internet, tout change très vite. La circulation des informations a occasionné une plus grande ouverture sur ces pays lointains et de plus en plus de personnalités extra-européennes se démarquent pour revendiquer une identité et des droits. Quoi qu'il en soit, les idées citées dans cet ouvrage sont toujours valables puisque les représentations et les conditions géopolitiques restent globalement les mêmes qu'en 2006.
Les manières actuelles dont sont représentées et pensées les populations ex-coloniales dans leur société d'accueil ont trouvé leurs origines dans les représentations de l'époque coloniale, formées autant par une propagande d’État que par les négriers, les marchands, les artistes, la bourgeoisie commerçante etc.
Après la décolonisation, une « politique de l'oubli » s'est mise en place, d'après les termes de Myriam Cottias. On a fermé les yeux sur les horreurs du passé et maintenu le mythe de la mission civilisatrice. Si aujourd'hui, cette histoire réapparaît, elle est souvent contrôlée et encadrée pour en donner une image convenable. La mémoire est ainsi aux mains des comités mémoriels et partis politiques qui choisissent quelle orientation lui donner en légiférant sur les programmes scolaires et en construisant des lieux de mémoire.
Certes, le rôle de l'État est d'être le garant du récit national. Mais cette fonction peut lui donner l'envie d'interpréter l'histoire, ou au contraire d'éviter le débat sur la colonisation sous prétexte qu'il contrevient à la fierté d'être français. Finalement, la mémoire coloniale est encore plus tabou que la « parenthèse » de Vichy que la République française peut évacuer, puisque Vichy abroge justement la République.
Ainsi, Dominique Vidal avance que « La plupart des enfants de l'immigration n'ont qu'une idée vague de ce que la colonisation représenta pour leurs ancêtres et des luttes que ceux-ci menèrent pour s'en délivrer. En revanche, ils ont pour la plupart conscience que ce passé a existé et que la France ''officielle'' le nie ou en arrondit les angles : absence de commémorations officielles, ''oublis'' des manuels scolaires, black-out de certains médias contrastant avec d'autres ''repentances spectaculaires'' » notamment pour le génocide juif.
Les représentations des pays colonisés et de leur populations n'ont que peu changé
Il suffit d'observer les raisons et la manière dont les touristes et les européens sont attirés dans les pays d'Afrique et d'Asie, que ce soit pour l'humanitaire ou le tourisme, pour réaliser que leurs représentations sont toujours stéréotypées.
Capture d'écran du site Evaneos, juillet 2018
Capture d'écran du site Continents Insolites, juillet 2018
Sur ces images, l'aspect traditionnel et folklorique est mis au premier plan. On vous propose de rencontrer ces populations locales ancestrales, dans un voyage plein de « magie », où vous découvrirez des « tribus » , des « coutumes » et leur mode de vie formé « depuis des siècles ». « Ces communautés vivent encore de manière totalement traditionnelle […] l'un des chefs du village vous présentera le mode de vie et les coutumes [ainsi que] les bienfaits de certaines plantes médicinales ».
Nicolas Bancel a étudié plusieurs de ces offres proposant du tourisme ethnique, en partant du principe que ces images répondent à l'attente et aux désirs des clients, et renseignent donc sur l'imaginaire et les représentations.
Ce que l'on appelle tourisme ethnique correspond aux voyages organisés pour rencontrer des ethnies, des peuples lointains et exotiques. Le principe même de ce type de voyage hérite de la tradition des anthropologues et explorateurs du XVIIIe siècle, avides de découvrir des peuples susceptibles de vivre à l'âge de pierre. Ce type de voyage place ainsi le touriste dans la position héroïque de l'explorateur et du découvreur de merveilles.
Les habitants des contrées visitées sont présentés comme des peuples immobiles, inclus dans des sociétés pures, insensibles aux changements de la modernité : « Sur les côtes [...], vous trouverez des traces des premiers habitants de ces terres », nous apprend un guide Ushuaia dans le chapitre consacré au tourisme ethnique, analysé par N. Bancel.
Ce type de tourisme ignore complètement les nuances sociales et les réalités géopolitiques de ces pays, et ne propose que d'observer une ethnie dans ses manifestations collectives. Tout cela afin de réconforter le touriste occidental bousculé dans des sociétés hypertechniques, dominées par la nécessité de ne pas perdre de temps.
Bien évidemment, il faut ici nuancer le propos de Nicolas Bancel : parmi les touristes il n'y a pas que de pseudos explorateurs venus observer des peuplades sauvages. D'ailleurs, l'auteur le dit lui même, « la démonstration qui consisterait à dire ''vous voyez bien que cela est probant, puisque le discours colonial disait la même chose'' a ses limites. » : il ne faut pas simplifier l'analyser en disant que, puisque cela ressemble à l'iconographie coloniale, alors c'est toujours colonial.
Capture d'écran du site Projects Abroad, juillet 2018
Amina Yala, quant à elle, a eu l'occasion de rencontrer plusieurs personnes parties en missions humanitaires pour discuter de leur vision des ces pays. Elle a observé que les images véhiculées par l'école et la presse corrélaient à l'imaginaire des jeunes volontaires, de même que le discours qu'ils produisent correspond à celui véhiculé par les médias et les documents édités et diffusés par les ONG, à savoir : les paysages de cartes postales, la savane, les plages de sable blanc, la nature intacte, la faune sauvage, les couleurs, la langueur, la chaleur... (voir capture d'écran ci-dessus)
Par ailleurs, d'après cette étude, leur vision ne change pas beaucoup après la mission humanitaire : les jeunes expatriés reviennent avec une connaissance de l'Autre très parcellaire, en partie due aux conditions de vie plus aisées que les populations aidées, et à une approche très folklorique de la société dans laquelle ils ont séjourné. Peu importe qu'ils soient venus avec une approche condescendante envers un monde vu comme archaïque et corrompu, ou une approche paternaliste envers un monde perçu comme idyllique et en harmonie avec la nature, les volontaires gardent surtout en mémoire la pauvreté et l'exotisme.
Historiquement, les premières missions humanitaires furent les missions religieuses, puis la philanthropie philosophique, et enfin les ONG. Dès le début, le discours de bienfaisance et de progrès domine, et cet aspect est l'un des rares qui n'a pas été remis en cause depuis le début.
Ainsi, les volontaires d'aujourd'hui font figure de « héros des temps modernes », romantiques et aventuriers, courageux et dévoués. Cet engagement procure chez eux un sentiment d'utilité face aux plus démuni(e)s, et correspond à une envie de voyage et de découvertes avant d'entrer dans la vie professionnelle et la routine. Ils cherchent des relations égalitaires avec les populations locales, peu importe la destination. Mais dans les faits, la plupart partent en Afrique. Ce fait est intéressant car il permet de comprendre la conception du monde depuis les pays occidentaux.
D'après Amina Yala :
« Le '' continent noir '' apparaît comme le plus pauvre, donc celui qui a le plus besoin d'aide […] c'est également le continent le plus mythique, le plus exaltant, dont ils ont ''des images dans la tête''.
Le Maghreb n'est pas associé, sinon de façon périphérique, à cette perception du ''continent''
L'Asie fait peur : trop énigmatique, trop mystérieuse, trop lointaine, elle inquiète. Les ''volontaires'' n'arrivent cependant pas à caractériser cette peur ni à se représenter leur séjour en Asie.
L'éloignement de l'Amérique latine, tant géographique que culturel, est tel qu'elle est tout simplement hors champ.
Ainsi, un lien demeure-t-il entre la France et son ex-Empire colonial »
Il ne faut pourtant pas nier que les missions humanitaires partent de bonnes intentions et d'une volonté de couper les frontières, même imaginaires, entre les pays. Mais cette volonté se révèle souvent inefficace car les esprits sont trop ancrés dans des a priori, desquels il est difficile de se départir. Si les humanitaires admettent que l'on est tous frères, ils prennent quand même une posture de « grand frère ». Aussi, l'intervention n'est que rarement remise en question, puisqu'il s'agit de secourir, donc de faire le bien à l'égard des peuples « pauvres » ce qui légitime toute intervention humanitaire : sauver à tout prix.
Les colonisés d'hier sont les immigrés d'aujourd'hui : prolongement des discriminations
Qu'est ce que vous évoque le terme d' « immigrés de la deuxième ou troisième génération » ? Sans aucun doute ressort-on des images préconçues de beurs et beurettes ? C'est ce qu'ont observé Saïd Bouamama et Pierre Tévanian : si les immigrants italiens, polonais, arméniens ou portugais ont pu subir discriminations et racisme à leur arrivée en France, il n'en est pas allé de même pour leurs enfants ni petits-enfants. Alors que de l'autre côté, les enfants d'immigrés maghrébins ou noirs africains sont les seuls à être qualifiés d' « immigrés de la deuxième ou troisième génération » et à subir les discriminations qui vont avec. Cette appellation renforce donc la notion d'altérité de cette partie de la population, qui ne serait pas complètement assimilée à l'identité nationale.
« L'immigration, actuellement, occupe dans l'ordre des relations de domination la place qu'occupait hier la colonisation ».
C'est ainsi que Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire décrivent la situation actuelle des descendants de peuples anciennement colonisés.
Pour eux, cela se justifie concrètement par la manière dont sont traitées ces personnes dans la société française, et par la manière dont ces personnes sont imaginées et représentées :
De la même manière que les populations colonisées, les personnes issues de l'immigration des ex-colonies sont bien souvent perçues comme une masse à intégrer, supposant par là que l'Islam ne serait pas adapté à la modernité, tout comme l'Empire français voulait « civiliser » les populations colonisées. C'est également une masse à réprimer puisque tout comportement dissident de la part d'un jeune issu de la colonisation fait l'objet de jugements moraux qui s'apparentent aux doléances du colon à l'encontre du colonisé. D'ailleurs, c'est ainsi qu'on parle aujourd'hui des quartiers comme d'espaces décivilisés à « reconquérir ». Mais encore, les représentations coloniales sur l'« hétérosexualité violente » du « musulman » sur sa femme et ses filles persistent et développent un discours sur une prétendue émancipation de ces femmes, sans même consulter les principales concernées. En d'autres termes : les « forcer à être libres » relève d'une conception de l'émancipation qui fut celle-là même des colonisateurs.
Les représentations de ces populations ont également été appréhendés d'après les imaginaires coloniaux : de même que le manque d'ardeur au travail du colonisé était expliqué par les critères de sa race (au lieu de considérer les conditions de travail épuisantes et ingrates) ; de même la marginalisation de nombreux jeunes issus de la colonisation est expliquée par un manque d'éducation parentale et une incompatibilité culturelle à la République (au lieu de considérer les discriminations qu'ils subissent). C'est ainsi que, considérant que la France réalise un « effort pour les accueillir », ils sont invités à rester discrets et n'émettre aucune revendication politique, qui serait alors vue comme une difficulté à accepter les valeurs de la République, alors même qu'ils font quotidiennement l'expérience du mépris et de l'injustice sociale.
Dans ce titre, Kery James reprend les stigmatisations apposées aux habitants des cités et les retournent vers les politiciens qui les propagent. « Les mêmes commis au service des mêmes pontes. Les mêmes fils de pauvres sont incarcérés. Les mêmes fils de riches sont formés pour régner »
Dominique Vidal pousse le problème plus loin et voit en la colonisation l'origine des actuels problèmes de banlieues.
En effet, la majorité des enfants issus de l'immigration post-coloniale héritent de la même situation sociale et économique que leurs parents : insertion par le bas dans les secteurs les plus pénibles du monde économique et réduction de l'homme à une simple force de travail.
Si, aujourd'hui, nombreux d'entre eux s'affirment fièrement et sont devenus professeurs, médecins, avocats, entrepreneurs, journalistes... ce que leurs parents n'auraient jamais pu espérer, la plupart demeurent déterminés par leurs origines et subissent comme leurs parents ghettoïsation, discriminations et racisme. D'après un rapport de l'Observatoire national des zones urbaine sensibles (ZUS) de 2005 , « le chômage et l'échec scolaire y sont deux fois plus élevés que la moyenne nationale, le revenu fiscal inférieur de quarante pour cent, la présence médicale deux fois moins importante et la délinquance supérieure de cinquante pour cent. » .
C'est ainsi que, à même niveau de diplôme, Abdou, résident en banlieue de Paris, aura beaucoup moins de chance d'obtenir un entretien d'embauche que Jean, résident en centre de Paris. Comment ces jeunes peuvent-ils donc s'intégrer si rien n'est mis en place pour les aider ? S'ils continuent de subir les discriminations que subissaient leurs parents à l'époque coloniale ?
Mettre des mots sur les inégalités réelles pour pouvoir les dépasser
Mais comment savoir quel regard adopter ? On ne nous a pas appris une autre manière de voir les choses, une approche plus juste qui prend en compte tous les critères culturels, historiques, géopolitiques, sociaux, etc. Si même les humanitaires qui ont passé plusieurs mois a l’étranger ne saisissent toujours pas la juste réalité du terrain, alors comment le citoyen européen lambda pourrait-il ?
Savoir remettre toutes ses représentations en question, même si elles sont positives, c'est s’éloigner petit a petit d'une vision formée par des siècles de colonisation.
Myles Loftin est un photographe de 20 ans qui travaille avec des personnes afro et défie les représentations habituelles, notamment avec les questions de genre et d'orientation sexuelle.
Aujourd'hui, en France, nos regards sur le monde sont les héritiers de situations du passé qui ont dessinées nos imaginaires. Malgré toute la bonne volonté que l'on peut mettre ré-imaginer le monde et à lutter contre les stéréotypes, les stéréotypes restent là.
Nous le disions dans l'article précédent, d'après Dominique Wolton, les stéréotypes sont inévitables. Il n'existe pas de communication avec l'Autre sans stéréotype. Savoir déchiffrer quelles représentations sont l'héritage du colonial, et quelles autres ne le sont pas, serait bien trop complexe et hasardeux. C'est pourquoi, selon ce sociologue, ces stéréotypes peuvent servir de socle sur lequel s'appuyer pour aller vers l'autre et déconstruire ces images coloniales : « un imaginaire a besoin d'être énoncé, construit et diffusé pour s'imposer avant d'être combattu, déconstruit et remplacé... ».
Ainsi dans nos sociétés multiculturelles, les diverses influences, la mondialisation de l'information, les médias des différents pays - mais aussi l'action politique par des associations, des collectifs ou des intellectuels – permettent de rendre le « lointain » plus « proche » en variant les points de vue. Il faut donc accepter la diversité des identités et accepter les injustices du passé et du présent pour pouvoir les dépasser.
Annabelle Bindl